Mois de l'histoire des Noirs : Raconter pour sensibiliser

Nous sommes en février. Le soleil nous abandonne tôt. On désire rester chez nous. Quoi de mieux que de consommer des histoires, les lire, les raconter, les écouter et les regarder sur notre plateforme de diffusion préférée. Loin de nous l’idée de s’imposer entre vous et vos envies du moment, mais peut‑on simplement se rappeler que février est aussi le Mois de l’histoire des Noirs? Ça tombe bien, car le thème de cette année 2023 est « À nous de raconter ». Le thème porte en lui une signification chargée : c’est l’idée d’amorcer un dialogue et d’en apprendre davantage sur la mosaïque d’histoires qui façonne le vécu et l’héritage des citoyens rattachés aux communautés noires du Canada.

AlterGo a saisi la balle au bond. Pour faire sa part, nous nous sommes entretenus avec Sandro François, un Québécois d’origine haïtienne qui a eu non pas 1, mais 2 accidents vasculaires cérébraux, ou AVC, à l’âge de 25 ans. Laissez-nous rapporter l’histoire qu’il nous a racontée.

Le Sandro d’avant

C’est sur Zoom qu’il nous parle de lui. Sa diction est lente, relativement monotone, une conséquence de ses AVC. Néanmoins, on le comprend parfaitement. Il a 37 ans. Il est né au Québec de parents haïtiens et a vécu son adolescence aux États‑Unis. À 18 ans, après ses études, il est revenu ici. Impossible d’avoir droit à des prêts et bourses sans la citoyenneté américaine. Si l’occasion se présentait, aimerait‑il vivre là‑bas? Il répond qu’il aurait aimé à l’époque. Plus aujourd’hui.

Le Sandro d’avant les AVC nous intéresse aussi. Comment était-il? Quelles étaient ses aspirations? À la première question, il répond d’abord avec un gros sourire. Il a le sourire facile. Comment était-il, donc? Il était insolent, peut-être un peu prétentieux, assurément nonchalant. Et comme tous les jeunes : il se sentait invincible. Oh! Et il rêvait de devenir lutteur professionnel. Oui, du haut de ses 2 mètres, il en aurait imposé dans le ring. Il spécifie qu’il n’était pas aussi baraqué à l’époque qu’aujourd’hui. Il était grand et mince. Seul son buste apparait à la caméra, mais on voit bien ses larges épaules. Un lutteur professionnel, donc. Insolent, prétentieux et nonchalant. Ça aurait fait tout un spectacle.

L’élément déclencheur

Le sentiment d’invincibilité de l’aspirant lutteur en a pris un coup quelques années plus tard. Maintenant, il parle lentement. Son équilibre laisse à désirer. Il doit parfois marcher avec une canne. Il fait désormais partie d’une population marginalisée, celle des personnes avec une limitation fonctionnelle. Il est aussi un homme noir.

Est-ce qu’il lui est parfois possible de vivre 2 formes de discrimination en tant qu’homme noir et personne avec une limitation fonctionnelle? Il croit que oui. Il enchaine sur ses expériences. Comme ce qui lui arrive parfois dans le transport en commun. La moitié du temps, on lui refuse un siège dans un transport bondé. Car voilà le pire à ses yeux : sa limitation fonctionnelle est d’emblée invisible. Un grand gaillard de 2 mètres inspire tout sauf la fragilité. Heureusement qu’il se promène parfois avec sa canne. Elle lui permet de garder l’équilibre. Et aussi d’indiquer qu’il a besoin de s’assoir de temps en temps. On lui raccroche parfois la ligne au nez quand il commande quelque chose au restaurant à cause de sa diction lente. On croit à une blague… On croit aussi souvent qu’il est ivre. C’est un commentaire qui revient souvent : il est ivre. Il marche croche. Constamment, les remarques reviennent et blessent.

L’expérience sur laquelle il s’attarde le plus s’est passée à l’hôpital à la suite de son premier AVC. Les infirmières voient un jeune homme noir entrer dans l’établissement. Sandro titube. Il a de la difficulté à s’exprimer. Elles croient avoir affaire à un jeune homme qui a trop fait la fête. Le verdict est sans appel : il est ivre. Pas besoin de poser trop de questions. Elles le renvoient chez lui. On l’a vu et on a cru à une veillée bien arrosée. Mais non. Il a eu un AVC.

Le Sandro d’après

Quand on lui demande ce qu’il envisage pour le futur, le sourire revient. C’est très simple : il rêve de s’améliorer physiquement. Ultimement, il rêve de pouvoir jouer une partie de basketball. Il y a aussi autre chose : il rêve de pouvoir faire croire aux gens qu’il n’a aucune limitation fonctionnelle. Temporairement, bien sûr. Juste pour dire qu’il est capable de faire semblant. C’est là qu’on voit que son esprit insolent est encore en vie. Au fond, Sandro est toujours demeuré un peu espiègle.

Aujourd’hui, Sandro s’adonne à plusieurs sports, toujours dans le but de se dépasser. Il fait de l’escalade. Il est pagayeur de bateau‑dragon et a fait de la boxe, le ring exerce toujours une attirance sur lui. Sandro est résilient et déterminé : ses AVC ont réveillé en lui un surhomme. On peut le voir au S de Superman tatoué sur son épaule.

Sandro a fréquenté Viomax, un centre d’entrainement adapté aux personnes avec une limitation fonctionnelle. Il y a aussi fait du bénévolat. Puisque Viomax est un membre d’AlterGo, c’est là‑bas qu’il a connu l’organisme. Aujourd’hui, il est une personne‑ressource pour AlterGo. Il fait des activités de sensibilisation telles que des marches exploratoires. Accompagné d’autres personnes qui ont des limitations fonctionnelles diverses, il visite des endroits afin d’y identifier ce qui serait un enjeu. Des employés prennent des notes durant la marche.

Pour Sandro, les enjeux concernent surtout son manque d’équilibre : des dénivellations soudaines par exemple. Sinon, les miroirs inclinés pour les personnes en fauteuil roulant et l’ajustement de la hauteur des crochets de manteau à son niveau sont des enjeux sérieux pour lui. C’est une preuve que l’accessibilité universelle est complexe puisque les personnes n’ont pas les mêmes besoins. N’oubliez pas qu’il est grand. Avec son manque d’équilibre, se pencher peut être dangereux.

La limitation fonctionnelle

À ses yeux, l’accessibilité universelle consiste simplement à donner aux personnes avec une limitation l’occasion de participer pleinement à la vie en société, de s’épanouir. D’ailleurs, il nous encourage à élargir notre vision des limitations fonctionnelles. Tout le monde peut en avoir, après un accident par exemple. Sinon, ce sera en vieillissant : 57 % des personnes âgées de 65 ans et plus sont atteintes d’incapacités. Un parent a besoin de monter une poussette en haut des marches? Un ascenseur peut autant lui être utile qu’à une personne en fauteuil roulant. Au bout du compte, tout le monde bénéficie ou bénéficiera éventuellement de l’accessibilité universelle.

Les marches exploratoires et les ateliers de sensibilisation qui s’intitulent Parle-moi de toi sont des services importants. D’autant plus qu’on anime des « Parle-moi de toi » dans les écoles primaires. L’occasion rêvée pour des enfants d’en apprendre sur les limitations fonctionnelles et de s’y sensibiliser. En somme, AlterGo, par le biais de ses services, permet la pleine participation des personnes ayant une limitation fonctionnelle à la société. AlterGo permet de réunir leurs voix. Autrement, elles seraient ignorées, pense Sandro.

Le Sandro d’aujourd’hui

Par curiosité, on lui demande ce que le Sandro d’aujourd’hui dirait au Sandro d’avant les AVC. Il sourit encore. Il admet que le jeune Sandro serait probablement insolent. Peut‑être que son sentiment d’invincibilité l’empêcherait d’écouter attentivement. Autrement, peut-être que le jeune Sandro, en sachant ce qui l’attend, aurait plus profité de sa motricité. Il aurait couru plus par exemple. Sandro se retient un peu avant de poursuivre. Il est fier de qui il est aujourd’hui. Du trajet parcouru.

L’entrevue prend fin. À nous de raconter, c’est le thème de cette année pour le Mois de l’histoire des Noirs. À ces communautés, donc, de raconter leurs douleurs, leurs fiertés, leurs succès et leurs aspirations pour une vie meilleure. Tout ça prend toutefois du temps. Dans une société qui cherche toujours à aller plus vite, ce temps manque à l’appel. Les personnes marginalisées peinent à suivre la cadence, car la vitesse est faite pour ceux qui peuvent se la permettre. Les Afro-Québécois, Canadiens, Américains et plus encore ont besoin de temps pour raconter leur vécu. Les personnes ayant une limitation fonctionnelle aussi.  À nous de les écouter.